Interview avec Corinne Cahen dans Paperjam

"Une entreprise inclusive a de meilleurs résultats économiques!"

Interview: Paperjam (Nathalie Reuter)

Paperjam: La ministre de l'Environnement a démissionné suite à l'affaire des Gaardenhaischen. Vous avez aussi subi des pressions pour démissionner. Comment les avez-vous digérées?

Corinne Cahen: Ça m'a montré le mauvais côté de la politique. Certains politiciens viennent avec des mensonges pour vous détruire. On n'a plus envie de se défendre parce que c'est tellement gros... Le rapport de la commission d'enquête l'a d'ailleurs démontré. La crise a été très bien gérée dans les maisons de retraite et les maisons de soins au Luxembourg. Tout le monde a fait de son mieux. À l'étranger non plus, on ne connaissait pas le virus. C'était un jeu politique pour me détruire. Je ne suis pas féministe et je n'ai jamais eu l'impression d'être discriminée par rapport à mon sexe. Je pense être une femme assez forte, mais je constate qu'en politique, ici au Luxembourg, certains hommes qui se croient plus forts aiment bien attaquer les femmes. Peut-être parce que les femmes ont moins le sens de la répartie.

Paperjam: Vous avez déjà souligné le fait qu'on vous pose des questions qui ne sont pas adressées à vos collègues masculins...

Corinne Cahen: C'est exactement cela. Quand j'étais ministre, au début, mes enfants avaient sept et neuf ans. Tous les jours — vraiment tous les jours —, on me demandait: "Mais tu gères comment avec les enfants?" On n'a jamais, même pas une seule fois dans toute leur carrière, posé cette question ni à Claude Meisch (ministre de l'Éducation nationale, ndlr) ni à Marc Hansen (ministre de la Fonction publique, ndlr)! On a une responsabilité en tant que femme et en tant que mère. Je ne condamne pas la question. C'est juste un constat. On parle d'égalité, mais on n'y est pas vraiment.

Paperjam: Si c'était à refaire en ce qui concerne la gestion de la pandémie au sein des maisons de soins et de retraite, que changeriez-vous?

Corinne Cahen: Je ferais une story sur Instagram tous les jours pour rapporter tout ce qu'on fait, parce que, apparemment, c'est ce qu'il faut faire. Nous étions en pleine crise sanitaire, donc c'était plutôt à la ministre de la Santé de communiquer, et mon rôle était de travailler et de faire en sorte qu'il y ait le matériel nécessaire, les dispositions nécessaires, et qu'on n'oublie pas le secteur du handicap. C'était très, très, très dur pour les fonctionnaires, les gestionnaires des maisons de soins et de retraite, le personnel et les résident(e)s, qui étaient enfermé(e)s dans leur chambre. Nous avons travaillé sept jours sur sept, 24 heures sur 24. La seule chose que je changerais, c'est que je communiquerais tout le temps, puisque c'est ce qui m'a été reproché.

Paperjam: Déjà avant la pandémie, vous avez mis en place un projet de loi réglant les relations entre l'État et les organismes oeuvrant dans les domaines social, familial et thérapeutique. Après le Covid, vous avez ajouté des modifications. Quels sont les accents phares de la loi?

Corinne Cahen: Si je devais en retenir deux, ce serait d'abord la qualité. Nous mettons l'accent sur la qualité qui revient au consommateur, donc à la personne résidant dans une maison de retraite ou une maison de soins, qui est actrice de sa vie et qui doit aussi pouvoir décider de son projet de vie et de la façon dont elle veut être traitée. Ensuite, je citerais la transparence: transparence des prix, savoir ce que je reçois, où et à quel prix. Nous sommes en train de faire ce registre des prix. Souvent, on ne sait pas ce qui est inclus dans le prix d'une chambre, par exemple en ce qui concerne le linge ou bien les boissons servies avec le repas. Suite à la crise, nous avons décidé de déposer une série d'amendements. Un exemple est l'obligation de créer des comités d'éthique qui peuvent trancher sur les questions qui relèvent de leur compétence. Pendant la crise sanitaire, on a remarqué qu'il y avait des questions éthiques qui se posaient. Au ministère de la Famille, nous avons souvent joué le rôle de médiateur. Nous sommes d'avis qu'il faut un médiateur ou une médiatrice externe assumant cette médiation entre les résident(e)s, les familles des résident(e)s et les gestionnaires.

Paperjam: À quel moment et comment le ministère entreprend-il le contrôle de la gestion et de la gouvernance dans les maisons de soins et les maisons de repos?

Corinne Cahen: Le ministère est en charge de donner un agrément à ces maisons. Avec la loi actuelle, pour avoir l'agrément, il faut remplir certaines conditions. Une fois par an, nous faisons une visite d'agrément pour voir si toutes les dispositions sont toujours en place et si l'agrément est toujours valable. Les maisons de retraite n'appartiennent pas à l'État, mais peuvent appartenir soit à un établissement public — comme Servior —, soit à des congrégations — comme Elisabeth, HPPA —, soit à des gestionnaires privés. La nouvelle loi sera d'ailleurs un petit peu plus exigeante concernant les critères de qualité. Comme nous n'avons pas actuellement de médiateur ou médiatrice, nous sommes en contact permanent, que ce soit les services ou moi-même, avec les gestionnaires pour désamorcer des conflits potentiels.

Paperjam: De facto, vous ne jouez donc pas à la police... C'est donc aux établissements de gérer leurs propres affaires et de faire en sorte qu'il n'y ait pas de maltraitance?

Corinne Cahen: On n'intervient pas au quotidien. Nous accordons un agrément aux maisons de retraite et notre participation peut atteindre jusqu'à 70% de la construction du bâtiment. C'est un long processus et il faut faire la demande bien à l'avance. Et puis, il y a des commissions de contrôle. Les maisons de retraite se financent par deux biais. Le premier, c'est le prix de la chambre. Et le second, c'est l'assurance dépendance, qui, elle aussi, fait des contrôles. Même s'il n'y a qu'un soupçon de maltraitance, nous nous rendons tout de suite sur place avec l'assurance dépendance. Nous parlons aux gens, aux gestionnaires pour constater ou ne rien constater... C'est une collaboration très étroite entre le ministère de la Famille, de l'intégration et à la Grande Région et celui de la Sécurité sociale. Le but ultime recherché, c'est toujours la bientraitance et le bien-être des résident(e)s.

Paperjam: Selon l'étude Le Racisme et les discriminations ethno-raciales au Luxembourg, réalisée par le Liser et le Cefis, les discriminations sont devenues de plus en plus sournoises. Le rapport parle surtout de micro-agressions quotidiennes. Qu'est-ce que vous allez entreprendre pour réagir à cela?

Corinne Cahen: Trois domaines sont principalement touchés par les discriminations et le racisme — et cela n'étonne personne —, à savoir le marché du travail, l'éducation et le logement. Souvent, une personne en discrimine une autre sans même le remarquer. Tout le monde a des idées reçues. C'est un exercice que nous devons tous faire avec nous-mêmes. Il faut proposer des formations sur le racisme et les discriminations. D'abord, il s'agit de sensibiliser les enseignant(e) s, et ensuite de conscientiser les entreprises avec l'aide de I'UEL et la Chambre de commerce. Les entreprises ou les responsables des ressources humaines qui appliquent la Charte de la diversité reçoivent par exemple les CV sans photo et sans nom, ils regardent les qualifications. Plusieurs enquêtes d'ailleurs, réalisées au Luxembourg ou à l'étranger, ont prouvé qu'une entreprise inclusive a de meilleurs résultats économiques. Ce n'est pas seulement vrai pour le racisme, mais aussi quand on parle de handicap, de la communauté LGBT+, de la discrimination en général basée sur le sexe, l'âge ou la religion. Quant au marché du logement, nous réfléchissons à une charte pour les agences immobilières, pour qu'elles n'acceptent pas de client(e)s qui refusent de louer leur bien à telle ou telle personne.

Paperjam: Ce sont des choses qui sont difficiles à imposer...

Corinne Cahen: On ne peut pas l'imposer, mais on peut faire des chartes. La non-éducation et la non-connaissance sont souvent le problème.

Paperjam: Est-ce la raison pour laquelle vous avez également lancé un guide d'inclusion pour les personnes transgenres en entreprise?

Corinne Cahen: Absolument. Il est très important de montrer que notre société est diverse et que chacun(e) est différent(e), comme nous le faisons actuellement avec la campagne "Wat ass normal?" ("Qu'est-ce qui est normal?"). Tout est normal et tout est anormal. Très souvent, les gens ne savent pas comment se comporter avec les autres, que ce soit la personne transgenre elle-même ou l'entourage. Ce guide est censé aider les personnes transgenres à pouvoir vivre leur identité sans être jugées et apprendre aux autres que chacun(e) est différent(e) et que chacun(e) est fantastique comme il/elle est.

Paperjam: En ce qui concerne le handicap, toutes les entreprises avec plus de 300 employé(e)s doivent occuper 4% de leurs postes avec des personnes qui ont le statut de salarié(e) handicapé(e). Selon les statistiques, 81,7% des entreprises ne le font pas. Ce chiffre est énorme. Comment voulez-vous changer cela?

Corinne Cahen: J'ai essayé, c'est très difficile. Les chiffres de l'État ne sont pas meilleurs. Avant d'imposer aux autres, il faut commencer par soi-même et, en bon père de famille, l'État devrait montrer l'exemple. Deux choses sont difficiles. Premièrement, le matching. Il faut engager une personne non pas parce qu'elle est handicapée, mais parce qu'elle possède les compétences nécessaires. Et nous avons des services qui fonctionnent très bien, par exemple le service téléphonique de l'Adem, où il n'y a que des travailleurs et des travailleuses handicapé(e)s. Chaque fois que je vais dans les entreprises, je leur rappelle que l'État paie la totalité de l'aménagement du poste de travail. C'est un sujet qui me tient vraiment à coeur. J'ai essayé, avec la loi sur l'accessibilité, de faire en sorte que le monde devienne plus accessible à tous.

Paperjam: La fonction de l'assistant(e) à l'inclusion dans l'emploi a été créée en 2019, juste avant la pandémie...

Corinne Cahen: Cette fonction est un peu la victime de la pandémie. En fait, l'assistance à l'inclusion dans l'emploi n'est pas uniquement là pour la personne en situation de handicap, mais surtout pour l'entreprise, pour les collègues de travail. Souvent, des personnes en situation de handicap accèdent encore à un poste de travail, mais elles n'y restent pas. Pourquoi? Parce que les collègues de travail ne savent pas comment s'y prendre. Tout l'enjeu est d'arriver à un engagement à long terme. C'est la raison pour laquelle nous aménageons les postes de travail et nous offrons l'assistant(e) à l'inclusion dans l'emploi. Nous faisons tout pour que cela puisse réussir. Je lance un appel aux entreprises: Chères entreprises, tentez le coup! Si vous vivez votre diversité pleinement avec les personnes en situation de handicap, vos résultats économiques seront meilleurs. Faites-le!

Paperjam: Sur le plan de l'intégration, vous avez signé un projet pilote: Pakt vum Zesummeliewen (Pacte du vivre-ensemble). Pourquoi avez-vous lancé ce projet?

Corinne Cahen: Le but est d'inclure les citoyen(ne)s dans le vivre-ensemble de la commune. On souhaite que les gens deviennent acteurs et que les initiatives au niveau communal ne viennent pas du bourgmestre, mais des citoyen(ne)s eux/elles-mêmes. Signer ce Pacte du vivre-ensemble, c'est aussi se faire accompagner par des conseillers et conseillères à l'intégration qui suivent et conseillent les communes.

Paperjam: Par exemple, Esch-sur-Alzette est, pour l'instant, la seule commune dans le pays ayant un projet Sport pour Tous, incluant des enfants à besoins spécifiques et en situation de handicap...

Corinne Cahen: Différents projets existent dans différentes communes. C'est donc justement bien de copier ce qui fonctionne dans d'autres communes. Le Pacte du vivre-ensemble est un projet transversal de participation citoyenne, qui concerne à la fois les jeunes, les personnes âgées, les personnes en situation de handicap... en fait, toutes les communautés. Esch et Luxembourg-ville sont des grandes villes avec plusieurs services à leur disposition, alors que beaucoup de communes de petite ou moyenne taille ne savent pas gérer tout cela seules. On est en train de les sensibiliser, et ça prend du temps afin que cela devienne quelque chose de solide.

Paperjam: Vous ne voulez pas d'un troisième mandat en tant que ministre de la Famille et de l'intégration et ministre à la Grande Région. Mais qu'en est-il du poste de bourgmestre de la Ville de Luxembourg?

Les élections seront organisées l'année prochaine, au mois de juin. Je ne vous cache pas que j'adore ma ville. J'ai énormément d'idées. Donc on verra... Kommt Zeit, kommt Rat. ("Le temps nous le dira", ndlr).

Corinne Cahen: Mais vous comptez rester active en politique?

Bien sûr. Je ne peux pas rester inactive! Je resterai ministre et je resterai membre du bureau exécutif et du comité directeur du DP. Il faut faire de la politique parce qu'on est comme on est. Moi, j'adore être chez les gens. On me dit avoir été à toutes les assemblées générales possibles et imaginables du DP partout dans tout le pays. C'est vrai. Dès que je peux, j'y vais.

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